L’homme est un loup pour l’homme

Nicolas Desbiens, 2017

«L’homme est un loup pour l’homme». La strophe de Plaute[i] lancée au monde depuis l’Antiquité résonne toujours et n’a eue de cesse, à travers les siècles, de redire l’humanitude de notre condition. Tout comme Rouault, qui nous a légué son pendu[ii] comme un grand cri de révolte au cœur des horreurs de la seconde guerre mondiale, Béliveau reprend le pinceau et nous convie à même la chambre de nos blessures.

L’œuvre est complexe. On y retrouve, en condensé, les thèmes qui habitent l’artiste; les passages du temps et de l’image; la joute entre l’écran cathodique et la toile à peindre; le désir de retracer les traces de la mémoire collective; cette manie d’arpenter les espaces où se croisent politique, culture et religion. Et puis, particulièrement ici, imprégné dans le cardia de cette œuvre ; l’approche du sacré. Sacré qui transcende l’espace et le temps, hors de nous-mêmes et en nous-mêmes.

Il n’est pas anodin que l’œuvre soit érigée sur les éléments qui supportent la vie : eau, air, terre et feu. En s’appuyant sur la vie même, le propos qui nous est donné à voir et à lire s’exacerbe. Quatre retables comme quatre murs d’une seule pièce sombre. Murs sur lesquels sont projetés une vingtaine d’écrans, résolument en haute définition, qui nous mordent à la gorge, nous laissant cois. Telle la chevauchée des Cavaliers de l’Apocalypse, l’œuvre nous cerne et nous place devant une certaine urgence. À l’instar du protagoniste de L’Orange Mécanique[iii] de Kubrick, enfermé là, les yeux grands ouverts, on prend la mesure de notre réalité à la fois d’agresseur et d’agressé. Sommes-nous cons damnés? Question qui s’impose à nous devant ces retables pareils à des tombeaux que nous sommes invités à ouvrir, curieux que nous sommes, pour y découvrir notre propre chair meurtrie. Les mots du poète semblent avoir pris corps.

«Ô mer amère ô mer profonde

Quelle est l’heure de tes marées

Combien faut-il d’années secondes

À l’homme pour l’homme abjurer

Pourquoi pourquoi ces simagrées»[iv]

  1. Aragon

Une certaine urgence s’impose et crée une tachycardie des viscères lorsque l’on parcourt l’œuvre. L’eau est souillée. L’air est vicié. La terre est contaminée. La glace fond. Le temps va immanquablement nous manquer. Déjà un voile se pose sur nos rituels qui s’étiolent. Le vautour guette l’agonisant. La cartouche est prête. L’homme est en chute libre. La guerre fait rage dans notre besoin de divertissement. Odeurs de mazout et de chair brûlée. L’écho du silence résonne au cimetière de nos tares. Les loups de la finance sont à l’œuvre. Le jour se couche sur «le fruit de la terre et du travail des hommes».[v] S’installe une nuit sans étoiles.

Et pourtant, au cœur des ténèbres, Béliveau allume une chandelle. Pour peu qu’on prenne la peine de s’endurer là, on est étonné de réaliser qu’à sa lueur une médiane traverse toute l’œuvre. Le regardeur est saisi et saisi à son tour qu’il est convié à l’énigme. Semblable aux poupées russes qui s’emboîtent les unes dans les autres, le regardeur comprend qu’il est appelé à dénicher un mystère enchâssé là. Appelé ensuite à le traduire, puis à le décoder, pour finalement accéder à tout autre. Le bouleversement s’inscrit parfois dans le temps.

Au milieu des panneaux une parole est enfouie, cherche à se dire. Disséminées ça et là dans l’œuvre, des phrases codées. Les plus perspicaces en découvriront sept. Sept phrases gravées en différentes langues comme à Babel[vi]. Qu’est-ce à entendre? Le travail de traduction révèlera les sept paroles[vii] du Christ en croix. Paroles qui donnent un sens, qui pointent une direction, qui allument la même étoile que celle nichée dans le coin du tableau de Rouault. Parmi ces phrases, celle écrite en araméen : «Eloï, Eloï, lama sabakhtani» qui se traduit par «Ô mon Dieu, ô mon Dieu, pourquoi donc m’as-tu abandonné?» est l’appel du psalmiste à entonner l’office en chantant à pleine voix le début du psaume 22. Gravé depuis longtemps sur les rouleaux saints de l’ancienne alliance, ce psaume est éloquent de souffrances…

«Car des chiens nombreux m’entourent,

Une bande de malfaisants me cerne;

Ils ont creusé mes mains et mes pieds,

Je puis compter tous mes os.

Eux me regardent, ils m’observent,

Ils se partagent mes habits

Et sur mon vêtement ils jettent le sort.»

Ps 22, 17-19

… Et s’achève pourtant par la rédemption du supplicié. Ce qui semblait être une plaie, un trou de balle dans l’acier rouillé, devient le passage. «Cet amour […] tel le feu dans le fer, s’était fait voie…»[viii] Le vide est habité. L’artiste nous redit, à la lueur d’une flamme, qu’il faut s’aimer encore, envers et contre tous, avant d’être appelé à notre tour à retourner dans notre pays d’origine. À travers nos humanitudes, il est encore possible de goûter à nos humanités. Le travail aigu, patient, voire monacal de Béliveau est transcendant. On quitte la chambre avec le désir de faire un peu plus la paix en nous. Etty Hillesum l’écrivait dans son journal le 26 mai 1942 avant d’entrer, par choix, au camp de concentration de Westerbork : «On a parfois le plus grand mal à concevoir et à admettre, mon Dieu, tout ce que tes créatures terrestres s’infligent les unes aux autres en ces temps déchainés. Mais je ne m’enferme pas pour autant dans ma chambre, mon Dieu, je continue à tout regarder en face, je ne me sauve devant rien, je cherche à comprendre et à disséquer les pires exactions, j’essaie toujours de retrouver la trace de l’homme dans sa nudité, sa fragilité, de cet homme bien souvent introuvable. Enseveli parmi les ruines monstrueuses de ses actes absurdes.»[ix]

Nicolas Desbiens

Avril 2017

[i] PLAUTUS, Titus Maccius (Plaute). Écrivain, dramaturge, 255-184 avant JC.

[ii] ROUAULT, Georges. Homo homini lupus, huile sur papier marouflé sur toile, 64,7 x 46 cm, MNAM, Paris.

[iii] KUBRICK, Stanley. A Clockwork Orange, œuvre cinématographique, Royaume-Uni, 1971.

[iv] ARAGON, Louis. Le voyage de Hollande et autres poèmes : Enfer V (fragment), éd Seghers, 1965.

[v] Missel catholique romain. Liturgie de la messe, présentation des dons (fragment).

[vi] Voir la Bible, livre de la Genèse, chapitre 11; La tour de Babel, confusion des langues et dispersion des peuples.

[vii] Traduction tirée de Les évangiles, les quatre, sœur Jeanne d’Arc, o.p., éd. DDB, 1992;

  1. «Père, remets-leur, car ils ne savent ce qu’ils font.» Lc 23,34b;
  2. «Amen, je te le dis : aujourd’hui, avec moi tu seras dans le paradis.» Lc 23,43b;
  3. «Femme, voici ton fils.» Ensuite il dit au disciple : «Voici ta mère.» Jn 19,26c-27a;
  4. «J’ai soif.» Jn 19, 28c;
  5. «Eloï, Eloï, lama sabakhtani.» Mc 15, 34c; Mt 27,46b;
  6. «C’est accompli.» Jn 19,30b;
  7. «Père, en tes mains je remets mon esprit.» Lc 23, 46b.

[viii] HÖLDERLIN. Odes, Élégies, Hymnes : Patmos (fragment), éd. Gallimard, 1967.

[ix] HILLESUM, Etty. Une vie bouleversée (Journal) suivi de Lettres de Westerbork, Éd Seuil, 1995, p.117.