Le temps d’un atelier

Isabel Trépanier, 2011

Le temps d’un atelier

Un atelier de la Basse-Ville de Québec. Étroits sens uniques et soleil de mai. Les gens déambulent autour de ce quartier évolutif. Comme le cliché le dit trop souvent, on dirait que le printemps les a fait sortir d’une sorte de torpeur, du froid de l’hiver qui se fait encore sentir certains matins. La lumière les réanime. Tranquillement, le temps avance.

Les livres sont bien classés sur les étagères. Contrairement à l’image de l’artiste contemporain désordonné, éparpillé, ici, tout semble avoir une place. Pinceaux, tubes de couleur, papiers. La lumière perce les hautes fenêtres de l’atelier. Je voudrais écrire ici. Le calme, le froid du béton et la lumière douce, mais vive. Tranquillement, le temps semble vouloir s’arrêter.

Sur un chevalet, une petite toile inachevée. Une jeune fille à la main minutieuse s’affaire. Le dos un peu rond, le regard fixé sur l’image, son trait est fin et précis; à l’instar du coup de pinceau de Paul. Si nous n’étions pas au xxie siècle, Paul serait le maître de l’atelier. La jeune fille serait l’apprentie. Paul semble resserrer le temps.

Les époques se confrontent. À l’intérieur de l’atelier se côtoient matériel technologique et techniques classiques. L’artiste conçoit ses esquisses à partir de photographies numériques, de dessins, d’éléments d’infographie. Ensuite, transposition sur la toile. La bonne vieille toile. Aujourd’hui, certains s’arrêteraient au dessin numérique. C’est là où les temps s’entrechoquent.

Paul nous prépare un café. Il nous laisse le temps d’habiter son espace; d’absorber les couches de temps qui se superposent. La jeune fille ne s’occupe pas de nous. Excepté pour nous saluer distraitement. Elle s’affaire, se concentre. Le café est amer. Le temps est lent.

La démarche est intéressante. Surprenante, intrigante. Comme si le passé pouvait aujourd’hui être impossible. Paul nous parle de ses commandes, de ses grandes thématiques, mais aussi des ateliers de la Renaissance et des guildes du Moyen Âge, de sa fascination pour les livres, les mots, les lettres. Paul aime les mots. Manifestement. Sa façon de parler de l’art et de la vie est aussi fascinante que sa peinture.

Le temps de la mémoire

« [Béliveau’s paintings] are seductive as knowledge, as silent as a library and as enigmatic as time itself.»
— Linda Book, directrice Drabinsky Gallery, 2003

Lorsqu’on observe l’oeuvre de Paul, on croirait que l’artiste a traversé le temps. Depuis l’Antiquité jusqu’à notre frénétique époque, en passant par les deux grandes guerres. Pourtant, Paul Béliveau est né à Québec en 1954. Il n’a ni vu le débarquement de Normandie, ni fréquenté l’atelier Vermeer.

Les oeuvres de Paul sont ponctuées par le temps. Non pas le temps comme concept, mais le temps comme marqueur, comme passages. Le temps qui frappe les choses. Les objets, les gens. Qui laisse sa trace. Comme l’art dans l’histoire. Paul Béliveau est fasciné par la mémoire. Le temps qui passe et qui fait disparaître graduellement les choses. L’effritement, la dégradation, la lenteur de l’effacement. Rouille, craquelures, brisures. La peinture devient témoignage des choses, du passé.

Crainte du temps qui passe. Urgence de la mémoire. Les oeuvres de Paul témoignent d’un besoin de conserver une trace du temps, une mémoire symboliquement immuable dans la peinture. Partager ce qui pourrait disparaître à jamais. Montrer des morceaux de temps juxtaposés, réunis, fusionnés. Conserver une certaine mémoire des choses, à la fois inexacte et résistante.

Le temps des mots

L’amour des mots, des livres, se marie avec le désir de mémoire chez Paul Béliveau. Historiquement, les livres sont symboles de notre mémoire collective, de notre passé. Lorsqu’un livre disparaît, c’est une partie de ce que nous avons été et de ce que nous sommes qui disparaît avec lui. Les livres gardent une trace, construisent notre culture d’aujourd’hui à partir de celles du passé. Pour l’artiste, les livres sont des morceaux d’histoire qui témoignent du passage du temps. Les mots, absorbés par le papier, mais aussi l’objet, marqué par les voyages de lecteur en lecteur. Les pages déchirées, le papier taché, les couvertures abîmées, les dédicaces, les petites notes dans la marge. Qui d’autre a tenu ce livre entre ses mains depuis sa parution? Voilà un morceau d’histoire aux multiples facettes. Et lorsque Paul reprend ce morceau d’histoire pour le transformer, le travailler et le peindre aux côtés d’autres livres, il lui donne une autre vie. Une autre existence dans laquelle il peut raconter d’autres histoires, d’autres manières.

L’amour de Paul Béliveau pour les mots ne se perçoit pas uniquement dans Les humanités ou Les chroniques, par exemple. Lorsqu’on observe des séries où le motif du livre comme objet lui-même est absent, l’amour des mots et de l’histoire transcende malgré tout la matière. Les ambiances créées et les sujets représentés amènent le regardeur dans un univers de mémoire, de commémoration souvent. Il ne faut que penser à la série Recollection of, où l’artiste propose symboliquement le souvenir de bien-aimés disparus. L’histoire de ces personnes transpire à travers la manière que Paul Béliveau emploie pour peindre ces torrents d’eau. Le spectateur se retrouve en leur présence.

Le temps des autres

« Jouir d’une oeuvre d’art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale. »
— Umberto Eco, L’oeuvre ouverte

Paul Béliveau construit le temps. Il juxtapose les références, accole les grands noms de la littérature à ceux de l’art, cite de grands poètes. Les citations sont multiples et les situations créées sont inventées, construites. L’artiste invente l’histoire, des histoires. Du premier coup d’oeil, dans la série Les humanités, s’alignent des dos de livres, vraisemblables. Mais lorsqu’on y regarde de plus près, ces livres n’ont jamais existé. Ils sont construits d’images, de citations, de noms d’auteurs. Paul Béliveau fait du métissage, presque du tissage.

Lorsque Kurt Cobain croise Jean-Michel Basquiat et Amy Winehouse, que Jackie Kennedy se retrouve aux côtés de Jack Kerouac, et lorsque Tintin côtoie Hitchcock, Paul Béliveau tisse un temps, des histoires. Cette multiplication des références ne se retrouve pas dans tous les moments de l’oeuvre de l’artiste. L’éclectisme et le côté historique de la démarche ancrent son travail dans le postmodernisme. Chacune des séries démontre depuis trente ans la grande connaissance que Paul a de l’histoire de l’art et de l’histoire occidentale.

La quantité et la diversité des citations et des références que l’on peut retrouver dans une seule réalisation de Paul Béliveau permettent de voyager librement dans celle-ci. En effet, le peintre laisse l’espace nécessaire pour lire l’oeuvre sans être contraint d’y voir uniquement la source citée et son sens commun. Lorsque Paul Béliveau a réalisé la série Les apparences, il a peint le visage de grands personnages de notre histoire sur des pièces de béton. Béton d’ailleurs qui revient souvent dans l’oeuvre de Paul Béliveau. Les visages, en tons de gris, sont ensuite posés sur des socles de bois et d’autre matériau. Ils sont sans nom. Le spectateur, lorsqu’il voyage entre les pièces, n’a pas de référent autre que le visage pour connaître l’histoire de ces personnes. S’il en reconnaît un, il en méconnaît un autre.

L’artiste contracte le temps, les siècles, sans hiérarchiser l’importance des gens qu’il nous présente. Tous sont aussi grands, tous s’ouvrent au public. Quel est le lien entre ces gens, tous peints dans les mêmes tons, tous ramenés à notre époque bien qu’ils proviennent de plusieurs époques bien différentes? Paul Béliveau ne donne pas cette réponse. À propos de la littérature, Roland Barthes écrivait ceci en 1963 : « La réponse, c’est chacun de nous qui la donne, y apportant son histoire, son langage, sa liberté; mais comme histoire, langage et liberté changent infiniment, la réponse du monde à l’écrivain est infinie : on ne cesse jamais de répondre à ce qui a été écrit hors de toute réponse : affirmés, puis mis en rivalité, puis remplacés, les sens passent, la question demeure… »

Le problème se pose de la même manière lorsqu’il s’agit d’art. Devant les oeuvres de Paul Béliveau, le regardeur, souvent déstabilisé par la latitude offerte, est libre de construire sa propre histoire, de reconstruire un temps.

Le temps de l’urgence

Un chien court et court encore. Depuis trente ans, un lévrier traverse les oeuvres de Paul Béliveau à grande vitesse. Allégorie de l’urgence, d’une course contre le temps. Le travail de Paul Béliveau, que ce soit à travers le symbole du lévrier ou non, transmet une certaine volonté de résister au passage du temps. Les livres, les grands symboles culturels, les mots, l’histoire. Leur confluence ne peut que faire ressentir cette forte volonté de mémoire, ce sentiment d’impuissance et d’urgence d’attraper le temps. L’éternité : l’un des desseins de l’art depuis toujours. Paul Béliveau n’échappe pas à ce désir, lequel devient même un point central de toute son oeuvre. Pour l’artiste, la mémoire est fragile. Au xxie siècle, la fragilité de la mémoire collective est d’autant plus vraie. Il est d’autant plus urgent de se souvenir de ceux et celles qui ont forgé le passé, mais aussi des événements qui l’ont marqué. À l’ère de la compression du temps et de l’espace par de multiples technologies, la mémoire s’effrite. Les livres deviennent numériques, l’écriture manuscrite se fait rare, les communications sont de plus en plus libres et rapides. La mémoire du temps est fragile, il faut la conserver, la matérialiser. Paul Béliveau souhaite porter la peinture vers ce processus de mémoire. Cette volonté est urgente. Le temps est grand. L’histoire aussi. L’artiste est impuissant à tout conserver. Mais il est surtout impuissant contre le temps qui passe. Le temps passe vite. Comme le lévrier qui court. L’attraper est le défi d’une vie.

Le temps de trente ans

« Sous des dehors candides, la peinture de Béliveau demeure profondément lucide et audacieuse »
— Dany Quine

Paul nous invite à terminer notre café dans le petit appartement voisin de son atelier. Trente années de création. Il y a beaucoup à dire. Nous discutons du temps. Le temps ralentit. Paul aime sa carrière. Avec un regard de fierté, il nous raconte divers événements, des projets, passés et à venir. De cette rencontre naît un projet. Une nouvelle compression du temps. Ramener l’homme là où il a étudié l’art pour la première fois. Comprimer trente années d’art dans notre petite salle d’exposition. Présenter les temps de Paul.

Au cours de l’année, depuis cette première rencontre dans l’atelier de la Basse-Ville de Québec, le projet s’est précisé, transformé. Il est devenu une rétrospective de l’oeuvre de Paul. Trente années racontées dans ses oeuvres marquantes. Une exposition événement qui permet au visiteur de saisir les thématiques de l’oeuvre de Paul Béliveau. De ressentir le temps, la vitesse, l’urgence, la compression, le désir d’éternité et de mémoire. Tout ça dans la douceur et la profondeur de ce que dégagent les oeuvres. Une manière de rendre hommage à ce grand artiste qui est, il y a plus de trente ans, passé en nos murs. Une manière de le remercier pour ce qu’il a apporté à la vie artistique québécoise. On le dit souvent, les artistes sont des ambassadeurs. La carrière encore jeune de Paul Béliveau le prouve.

La présentation de cette rétrospective est notre manière de remercier Paul pour son travail; pour sa vision des humanités, des temps, des vies; pour son legs de mémoire.

Isabel Trépanier
Responsable technique de Espace Parenthèses et étudiante au 2e cycle en histoirede l’art à l’Université Laval