Rencontres : Paul Béliveau à l’atelier 103

Julien Lebargy, 2009

Du domaine Maizerets aux 23 états sur un sac de papier

Paul Béliveau est né à Limoilou, quartier populaire de la ville de Québec et profite, pendant son enfance, de l’étendue naturelle du domaine Maïzerets. Issu d’une famille modeste, il est le fils « d’un homme aux mille métiers » (1) auprès duquel Paul Béliveau fera ses armes de graphiste (2). Encouragé par sa mère à continuer dans cette voie, le jeune garçon décide pourtant de se lancer dans la peinture, ce qui le conduira à l’âge de 18 ans à étudier les arts plastiques.

En 1972, Paul Béliveau intègre le cégep de Sainte-Foy (Québec) dans le programme d’arts plastiques. Il reçoit un enseignement aux grandes influences modernes fondées sur des enseignements scientifiques. Cependant, le jeune artiste est outré par le rejet du patrimoine classique et se rebelle ouvertement contre l’enseignement dispensé. Il peint alors des toiles surréalistes et commence à verser dans des réflexions existentielles. Il profite aussi de ces deux années collégiales pour dessiner.

Après l’obtention de son diplôme d’études collégiales, Paul Béliveau intègre l’Université Laval et en profite pour abandonner la peinture surréaliste et symbolique. Paul Béliveau absorbe beaucoup d’ouvrages qui guideront une nouvelle approche plus intellectuelle et découvre alors les possibilités de l’analogie. Il délaisse la peinture pour finalement se concentrer sur le dessin et la gravure. Il développe un dessin précis et crée une série de 23 états sur sac de papier comme par exemple : « petite bière dans un sac » ou « boîte à chaussure dans un sac ». Ce travail suggère une narration autobiographique nourrie de réminiscences de son enfance. Il souhaite donner vie aux objets en leur offrant un langage; un langage qui se définit aussi de plus en plus dans le travail du dessinateur.

Inspiré tout autant par des artistes du Pop art américain comme Andy Warhol ou Roy Fox Lichtenstein que le français Gérard Titus Carmel ou le yougoslave Vladimir Velikovic, Paul Béliveau aime confronter ces deux cultures et s’approprie ce métissage culturel qui nourrit le Québec des années 70.
De la gravure à Québec à Suite Jericho à Toronto

Aussitôt diplômé, Paul Béliveau s’installe à Québec et prend la décision de s’investir dans la pratique du dessin. En 1978, il devient membre de la Chambre Blanche, « un centre d’artistes autogéré voué à l’expérimentation et à la diffusion des arts visuels » (3). En 1979, il expose en solo à la Galerie L’Anse-aux-Barques et à la Galerie sur la Côte. Il y expose sa série 23 états d’un sac de papier ainsi que ses récents dessins réalisés dans son atelier de la 5ème rue. Cette même année, il devient membre de L’Atelier de Réalisations Graphiques (A.R.G qui deviendra en 1995 Engramme) où il exerce le médium de la lithographie.

En 1980, il reçoit une bourse de la fondation Greenshield. Il fait alors un stage en lithographie auprès de Fernand Bergeron dans les ateliers GRAFF à Montréal. Béliveau en profite pour approfondir ses connaissances en gravure en expérimentant de nouvelles techniques. Les concours s’ouvrent alors à lui: San Francisco, Toronto et Edmonton accueillent ses estampes. Il réintègre progressivement la couleur et mélange la gestuelle à la technique figurative. Diverses techniques sont utilisées dans une même œuvre: Paul Béliveau s’aventure dans l’impureté postmoderne.

En 1980, il réalise deux séries de dessins au graphite sur papier qui s’intitulent Les entailles et Les intermittences dans lesquelles il opère une analyse chirurgicale d’éléments architecturaux. Cette période est marquée par un travail d’expérimentation sur des grandes surfaces de papier comme en témoignent les séries Itinéraire ou voyage à faire seul, Grand débordement ou bien encore Réminiscences. Paul Béliveau utilise le crayon qu’il rehausse à la peinture acrylique.

En 1984, il expose pour la première fois à Montréal, au sein de la Galerie Noctuelle. Au même moment, il réalise sa première œuvre d’intégration à l’architecture pour l’hôpital Laval à Québec. Il apprend à travailler en collaboration, méthode de travail qui stimulera l’artiste tout au long de sa carrière.

Paul Béliveau traverse une période de questionnement et tente ainsi de redéfinir son discours. C’est lors d’une exposition d’Eric Fischl en 1985 que le peintre trouvera une nouvelle manière de peindre en réintégrant des éléments narratifs dans un format conventionnel.

En mars 1986, Béliveau est invité à exposer dans la grande salle de la Galerie Noctuelle. Il n’a alors que deux mois pour réaliser la série Les otages. Il travaille sur fond noir sur lequel il projette une image. Alors que l’arrière plan est consacré aux références culturelles, il se représente au premier plan.

Le jeune peintre traverse l’une des périodes les plus fastes de sa carrière: il étudie le lévrier qu’il adopte comme analogie à sa personne et réalise La ronde de nuit, série autobiographique qui remporte un énorme succès. (4) Dans la même exposition, il présente aussi une série de retables intitulée Les jardins intérieurs. Il exploite le mouvement du support afin de délivrer deux discours: le premier lorsque le retable est fermé, le second lorsque les deux pans sont ouverts.

Sa démarche sur la narration se précise et se complexifie pour en arriver vers l’automne 1986 à Fragments de nuit. Le noir et blanc met l’emphase sur une narration auto-référentielle. La série est présentée à la Troisième Galerie à Québec.

La popularité du peintre québécois est croissante et la Galerie Estampe Plus organise une rétrospective sur ses dessins et estampes réalisés entre 1979 et 1986. En 1987, il fait son entrée à Toronto en étant représenté par la Galerie Grünwald.

L’année suivante, Béliveau commence une nouvelle série intitulée Suite Jéricho dont il profite pour retourner à ses anciennes passions: le dessin et l’architecture. A l’aide de maquettes de ciment qu’il réalise lui-même et d’un éclairage adéquat, il compose des paysages architecturaux impressionnants dans des tons rompus, très légèrement colorés. Suite Agora-écho s’inscrit dans la continuité de Suite Jéricho et sera exposée en 1988 à Québec et Toronto.
Du Père Lachaise à Les humanités

Pendant cette période, Paul Béliveau allège progressivement son discours en parvenant à synthétiser peu à peu son langage esthétique. Les demeures mettent en scène des lieux intérieurs plus ou moins surréalistes où notre perspective face au lieu est bouleversée pour finalement remettre cet espace dans un nouveau contexte. Cette série sera exposé à la Galerie Trois Points à Montréal (5)

Le peintre reçoit une bourse Studio à Paris du Ministère des Affaires Culturelles pour un séjour de six mois. Il fréquente alors, d’avril à juillet, la Cité Internationale des Arts dans le quartier du Marais à Paris et expose dans la galerie de la délégation du Québec une série intitulée Les ailleurs qui fait écho à Suite Jéricho. Juillet à septembre 1989 sera pour lui une occasion de sillonner les villes et recueillir des informations visuelles pour une nouvelle production.

Au retour de France, il quitte l’ARG et loue un local à Québec où il s’installe seul. Suit alors une série de cent tableaux, Opus Incertum, qui conjugue des images peintes afin de créer une narration nouvelle. Opus Incertum est exposée à la galerie 3 Points à Montréal et l’Autre Équivoque à Ottawa, de même que chez Drabinsky Gallery à Toronto.

En 1991, il élabore des projets en collaboration avec le sculpteur David Pelletier et Robert Lepage avec qui il réalise deux sérigraphies autour de l’œuvre collective Les plaques tectoniques.

« C’est en 1992 que mon travail a pris tout son sens, Il me semblait avoir trouvé une façon parfaite de combiner dans mon œuvre mes recherches des quinze dernières années ». Les apparences est l’aboutissement de son travail de synthèse et il parvient à travers cette série à créer son « culte à la culture(6) ». Ce projet d’envergure regroupe près de 400 portraits d’inconnus ou de célébrités peints sur des dalles de béton. Il recrée un cimetière dont la richesse culturelle ne cesse de rappeler celui du Père Lachaise qu’il avait visité en 1981, 1986 et 1989.

Dans l’installation Les apparences I, ce sont 120 socles de bétons qui sont disposés devant une grande toile représentant Adam avec, en arrière plan, un paysage urbain. Par ailleurs, Francine Paul porte un regard analytique sur cette oeuvre en écrivant: « Invité à regarder la mort, à saisir les méfaits du temps plutôt que le naturalisme du rendu, le spectateur qui se penche sur ce panthéon imaginaire peut s’approcher, isoler un visage et se laisser prendre au jeu de la reconnaissance tout autant qu’il peut choisir le recul et se faire piéger par la pluralité de l’ensemble des portraits. » (7)

Béliveau s’inscrit plus profondément dans le postmodernisme en s’emparant des concepts d’inter-subjectivité, de la référence et du syncrétisme esthétique. Pendant ces deux années de production, il développe une méthode de travail structurée et méthodique pour gérer au mieux ces étapes de travail: moulage, vernissage, peinture, travail de recherche à la bibliothèque. Il entre dans la peau d’un « archiviste de la mémoire collective » et ce travail de longue haleine fait l’objet d’une tournée avec plusieurs galeries et centres culturels. L’œuvre a été acquise en 2006 par la Nova Scotia Art Gallery à Halifax.

De 1993 à 1995, le peintre retourne une fois de plus à un support plus classique en travaillant le pastel sur papier peint à l’acrylique. Dans Les hommages, il associe une célébrité à un objet, un animal ou une architecture. Cette période dépeint un ouvrage plus anecdotique et marque dans sa carrière une période transitoire. La série suivante s’appelle d’ailleurs Les déplacements (1996) dans laquelle les combinaisons d’images se re-complexifient et où il intègre des études de déplacement inspirées des travaux de Muybrigde. En 1998, Paul Béliveau retourne à son médium de base: le dessin. Il réalise une série de grands dessins (2m40 de large) qu’il appelle Les régénérescences qui, à maints égards, traduit un travail de reconstruction de son langage.

De 1997 à 1999, Béliveau travaille en couleur et approfondit le travail qu’il avait amorcé avec Les déplacements dans une série intitulée Cantus.

Au cours des trois années suivantes, Paul Béliveau fait deux autres séries: Les vies parallèles et Les chroniques. Il explore à cette période la construction narrative en utilisant des images d’objets, de personnages culturels, de déplacements, d’architecture et, progressivement, apparaît le livre qui a toujours été un élément primordial dans la carrière de Béliveau: « Je dis sans cesse que je suis venu à l’art par les livres ». (8)

Suivant la piste de Les chroniques, Béliveau épure le fond et ne laisse qu’un livre ou deux, puis uniquement la tranche des livres et finit par créer des étagères imaginaires. Le savoir regroupé dans ses ouvrages fait figure du savoir renaissant, génie de la connaissance et le titre fait référence au nom des cours dispensés jusque dans les années 90 au Québec: Les humanités. Les combinaisons de livres se multiplient et offrent diverses narrations esthétiques ou littéraires. Les humanités fait place à Les rencontres. Cette dernière série met particulièrement l’emphase sur les connexions entre les livres et permet de créer des analogies littéraires. Tout comme les artistes pop des années soixante, Paul Béliveau tente de rapprocher la culture populaire de la culture élitaire. (9)

Au carrefour de l’hyperréalisme et du simulationnisme, le peintre d’images joue avec les caractéristiques du postmodernisme pour y dégager un jeu d’illusion et d’apparence.

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(1) QUINE, Dany, dans « Dimanche tous les jours », brochure de 24 pages pour une exposition solo à la Galerie Bellefeuille. 2005. https://www.paulbeliveau.com/texteIndiv.php?noTxt=5 “Mon père a exercé à peu près tous les métiers du monde: comptable, inspecteur, , plombier et même boucher!”.
(2) Idem
(3) http://www.chambreblanche.qc.ca/fr/content.asp?page=ChambreBlanche_Presentation
(4) QUINE, Dany dans « L’œuvre du temps », brochure de 16 pages pour l’exposition à Charlesbourg. 1996
(5) Idem
(6) Idem
(7) PAUL, Francine dans « Paul Béliveau ». Catalogue sur « Les Apparences ». 1992.
(8) QUINE, Dany, dans « Dimanche tous les jours », brochure de 24 pages pour une exposition solo à la Galerie Bellefeuille. 2005. https://www.paulbeliveau.com/texteIndiv.php?noTxt=5
(9) QUINE, Dany, dans « Les Rencontres ». Brochure pour l’exposition à la Galerie Bellattitude. 2008