Paul Béliveau : Rencontres

Dany Quine, traduit par Julien Lebargy, 2008

Tout un pan de l’art actuel rétablit l’histoire et le dialogue au cœur de l’expérience esthétique au lieu de s’en détourner, comme il en fut chez maints tenants de l’avant-garde moderne. De manière exemplaire, la peinture de Paul Béliveau, lequel se fait complice de l’éloquence postmoderne, participe de cette orientation qui affriande le regard afin de mieux nourrir l’esprit.

En examinant les tendances de l’art contemporain depuis les vingt dernières années : néo-pop, citationnisme ou abstraction hyperréaliste, il ressort que le travail de Béliveau procède pleinement des mouvements les plus actuels. Qui plus est, sa peinture paraît en constituer un véritable condensé !

La particularité de la peinture de l’artiste de Québec s’exprime dans cet étonnant équilibre entre le contenant et le contenu, dans cette savoureuse ambiguïté entre le vrai et le faux, dans sa nature rassembleuse et dans sa capacité à court-circuiter la question de la discipline en redonnant au médium pictural un lieu d’expression éloquent et privilégié. Pourquoi, en effet, la vidéo, l’infographie ou le multimédia seraient-ils nécessairement plus appropriés pour témoigner de notre époque si la peinture, avec une économie de moyens, parvient à traiter des mêmes sujets tout en s’assurant l’intérêt d’un plus large auditoire ?

Il faut cependant se garder de considérer la peinture de Paul Béliveau comme une séduisante galerie d’images propres à charmer, voire mystifier le spectateur. L’essence véritable du travail de l’artiste, sa réelle virtuosité, ne réside pas dans l’artifice de l’art du trompe-l’œil, mais dans la cohérence d’une démarche combinatoire. Il suffit de poser un regard rétrospectif sur son œuvre pour constater combien il est toujours question de confluence et de rencontres. Depuis ses séries les plus anciennes, comme Les apparences ou Les déplacements, en passant par Cantus ou Les vies parallèles, jusqu’à aujourd’hui avec Les humanités et Les rencontres, Béliveau se plaît, en véritable alchimiste de la peinture, à réunir et à fusionner. Or, ce principe de fusion, d’assemblage et de métissage, constitue l’un des traits marquants de l’art d’aujourd’hui.

Quand l’artiste moderne tablait sur la création de formes nouvelles, obnubilé par ce besoin de faire tabula rasa, le créateur postmoderne se plaît à réutiliser des formes préexistantes en les combinant. Ainsi, les références à l’art du passé se déploient, chez ces derniers, selon diverses formes, allant de la réappropriation d’un détail stylistique à l’application de règles formelles traditionnelles. En qualité d’artiste puisant dans cette postmodernité, Béliveau n’hésite pas à s’abreuver à l’histoire passée (historicisme) en mélangeant l’ancien et le nouveau (éclectisme), à réduire le clivage entre les arts dits « majeurs » et « mineurs », à renouer avec l’ornement et la séduction (séduction tant honnie par les avant-gardes modernes ! ) et à conférer à ses œuvres un caractère ouvertement significatif, souvent narratif, évoluant donc bien au-delà des simples préoccupations formelles, plastiques et idéologiques des précurseurs de naguère.

Cultivant une approche à la fois savante et éclectique, Béliveau cherche ainsi à accentuer les contrastes et à cultiver le paradoxe. Son travail consacre la fusion des genres et atteste une forme de syncrétisme esthétique, non par le style ou le rendu, mais grâce au sujet, c’est-à-dire aux images peintes où se percutent mille et une références culturelles et historiques appartenant à des catégories fort diverses et, souvent, incongrues. Par conséquent, ce n’est pas tant par le style que par cette propension à réunir et à confronter sans ambages des sujets et des thèmes qui, à la fois visuellement et conceptuellement, ne cessent de déstabiliser l’observateur dont le travail de décodage est constamment sollicité. Ainsi, son « programme » esthétique se trouve empreint de cette ambiguïté et de ce paradoxe si chers aux postmodernes. Pas étonnant que l’artiste affectionne à la fois l’abstraction et la figuration, n’hésitant pas à marier l’architecture plastique de Piet Mondrian et la figuration archétypique de Andy Warhol.

Sur ses toiles, Béliveau contracte le temps et l’espace afin de rendre la culture immédiatement présente, en évitant, à l’instar des artistes pop des années soixante, toute hiérarchisation entre culture dite « élitaire » et culture populaire. Aussi, les rapprochements qu’il instaure entre les cultures se retrouvent dans cette volonté de s’ouvrir au spectateur. Cela le conduit à accorder à la subjectivité de ce dernier une place prépondérante alors que l’artiste moderne avait davantage tendance à lui tourner le dos, voire à le confronter et à l’exclure.

C’est donc une peinture ouvertement rassembleuse. Tandis que la forme figurative dont elle est tributaire séduit d’emblée le néophyte, son riche et, parfois, savant contenu a l’heur de plaire à l’érudit ou, à tout le moins, à celui ou celle qui aiment à puiser de la matière dans une œuvre. De la sorte, son travail participe pleinement de cette catégorie d’œuvres ouvertes qui caractérise, comme l’a d’ailleurs souvent mentionné Umberto Eco, l’art de notre temps. Du même souffle, son art arbore un côté subversif qui ne va pas sans rappeler quelques desseins fondamentaux de certaines orientations contemporaines, comme l’art néoconceptuel, l’appropriationnisme ou le simulationnisme, lesquels visent à déjouer, voire à critiquer, les normes culturelles et artistiques. En somme, sous des dehors candides, la peinture de Béliveau demeure profondément lucide et audacieuse.

De ce fait, on ne s’étonne guère que le peintre cultive avec délices l’ironie, susceptible d’interpeller le spectateur. En véritable équilibriste, il joue donc constamment sur cette mince frontière séparant le faux et le vrai, exploitant justement cette ironie si chère aux postmodernes. En outre, son travail pictural demeure profondément autoréférentiel en ce sens qu’il constitue un lieu de projection identitaire (son histoire personnelle y est maintes fois présentée et représentée) et un espace propice au discours sur l’art et la peinture en particulier. Enfin, l’ambiguïté du style, où l’on vogue entre une figuration illusionniste et un formalisme quasi abstrait, ajoute à cette ironie, nourrie par l’illusion et le jeu des apparences.

En somme, les « narrations » qui se déploient dans les peintures de Paul Béliveau témoignent d’un désir d’affirmation proprement humaniste où la rencontre est devenue nécessaire. Nous y retrouvons l’image d’une humanité posant un regard sur elle-même, à travers et dans le temps.

Dany Quine, 2008