L’OEUVRE DU TEMPS

Dany Quine, 1996

 

L’ORIGINE

Des dizaines de projections lumineuses se succèdent. Paul Béliveau commente les images qui défilent sur le mur nu de son atelier. Depuis ses premiers travaux universitaires jusqu’à ses plus récents projets, l’artiste me raconte l’histoire de sa vie artistique. À quarante ans seulement, il a déjà derrière lui un oeuvre considérable.

Je regarde et j’écoute. Je prends des notes. Je transcris mot à mot chacun des ses commentaires. Le temps me presse. L’artiste m’a proposé d’être commissaire pour sa prochaine exposition. J’ai carte blanche, m’a-t-il dit. Je dois sélectionner les oeuvres, imaginer une thématique, proposer un scénario de présentation.

Les images s’enchaînent rapidement et me laissent peu de temps à la réflexion. Cependant, les propos de l’artiste étayent si bien les projections qu’un sens surgit bientôt. L’oeuvre de Paul Béliveau frappe par sa remarquable cohérence.

ÉTAT DE CONSCIENCE

Toute création manifeste une conscience. Elle constitue en quelque sorte la métaphore d’une volonté. Qu’est-ce qu’une oeuvre d’art sinon l’expression imaginée d’une pensée, d’une pensée en mouvement ? Je tente donc de retracer cette pensée. Au moyen des images que Paul Béliveau a disséminées derrière lui comme des indices, je cherche à reconstituer une mémoire, laquelle me permettra peut-être de tracer le portrait d’un artiste.

Les premières oeuvres projetées, dessins d’objets et de fragments architecturaux, traduisent non seulement une éminente habileté technique, mais attestent d’une vive acuité d’esprit. Ces structures incomplètes, morcelées, qui s’élèvent comme des vestiges sacrés, évoquent à la fois le temps et l’histoire. L’humanité tout entière semble dormir dans ces pierres érodées.

À vingt ans, Paul Béliveau roule déjà sur une piste bien balisée. Les thèmes qui suscitent alors son intérêt seront, sous de multiples apparences, sans cesse repris. Depuis les années soixante-dix jusqu’à aujourd’hui, les mêmes obsessions referont surface.

Escortant les images, des mots reviennent dans la bouche de l,artiste comme une litanie : “Le temps… la mort… l’histoire… la culture… l’art…” Assez tôt, je découvrirai que l’oeuvre de Paul Béliveau trahit un profond humanisme.

LA SUITE DES TEMPS

“J’ai toujours dessiné, commente l’artiste. Au début, je m’appliquais à réaliser des dessins très minutieux d’objets usés et banals. Il s’agissait alors d’une figuration très formaliste, dépourvue d’émotion; je ne voulais pas tomber dans le piège du narratif…” L’approche analytique de Béliveau ne peut cependant cacher la nature symbolique de ses sujets. En s’intéressant aux fragments, aux brisures, au béton effrité, ce n’est pas l’objet qu’il traite, mais son histoire. Sa série Les entailles en témoigne.

Outre le dessin, l’estampe suscite chez l’artiste une passion soutenue dès la fin des années soixante-dix. La lithographie et la photographie le conduisent naturellement au procédé de reproduction, mais aussi à l’utilisation de la référence qui aura une influence considérable sur la démarche créative.

Les images empruntées par Béliveau se chargent alors de sens. Le temps passé est interprété en fonction d’une réalité nouvelle. De la sorte, il transcende la notion de duplication en conférant à l’image un caractère profondément symbolique. Le sujet reproduit a pour effet de perpétuer des portions d’existence dont la pérennité sera ainsi à jamais assurée.

En 1982, le décès de son grand-père contribue à rendorcer son intérêt pour la fragilité de l’existence, pour l’écoulement du temps; “Le temps n’a point de rive. Il coule et nous passons”, écrivait Lamartine. La série Itinéraire ou voyage que nous faisons seul révèle comment l’artiste prend conscience de cette implacable marche du temps, de l’inéluctable fin, là où le temps se confond avec l’éternité.

Après avoir réalisé un ensemble de petites oeuvres intimistes, Paul Béliveau prend goût pour le grand format. L’architecture occupe alors une place prépondérante dans son travail. Aussi, il se met à utiliser la peinture qu’il marie allègrement au dessin. Il donne ainsi naissance aux séries Débordements, Réminiscences et Jardins imaginés.

Apparentée au néo-expressionnisme, style fort populaire à cette époque, sa manière d’alors témoigne de diverses sources d’influence. À l’intérêt marqué pour l’oeuvre de Titus Carmel, observé dans ses premiers travaux, succède une attention toute particulière pour la peinture de Charles Gagnon. Nous sommes autour de 1985.

Paul Béliveau ne s’inquiète pas des multiples emprunts qu’il effectue : “Je m’imprègne de tout ce qui m’environne”, souligne-t-il avec aise. Du reste, tout créateur ne procède-t-il pas ainsi ? Dès lors, il emploie plus ouvertement qu’auparavant la citation et puise dans le vaste répertoire que lui offre l’histoire de l’art : “Je travaille sur l’image en citant d’autres artistes”, allègue-t-il. Encore ici, son oeuvre s’inscrit parfaitement dans la voie post-moderniste où les références sont légion.

En 1986, influencé notamment par le travail d’Éric Fischl, Béliveau se donne une nouvelle manière de peindre. Cette période correspond sans doute à l’un des moments les plus féconds de sa jeune carrière. Animé d’un sentiment d’urgence, il exécute en seulement six semaines la série La ronde de nuit, la quelle remportera un énorme succès auprès du public.

Dalles, stèles et mausolées, notamment ceux du cimetière du Père-Lachaise, à Paris, servent ici de toile de fond à des lévriers affolés détalant dans la nuit. Les chiens traduisent d’une manière éloquente l’effarement de l’artiste pressé par la fuite du temps.

Cette obsession du temps, Béliveau la retrouve avec fascination chez l’écrivain Marcel Proust à qui il voue une grande admiration. À l’instar de l’auteur de À la recherche du temps perdu, “au lieu de restaurer le temps perdu il se complait à en édifier la ruine.” (1) De la sorte, il ne traque ni assassine le temps, mais il le mesure dans toute son amplitude.

Poursuivant sur cette lancée, Paul Béliveau se plaît à superposer des images dont la valeur symbolique se veut de plus en plus manifeste. Il en va de même pour la présence humaine qui se fait plus apparente. Il exécute les Fragments de nuit qui annoncent d’étonnantes métamorphoses. Deux ans plus tard, soit en 1988, il expose Suite Jéricho et Suite Agora-écho qui marquent à la fois un retour au dessin et un retour à sa passion initiale pour l’architecture. Utilisant volontiers le pastel et crayonnant à partir de petites maquettes en ciment qu’il confectionne lui-même, Béliveau réalise alors des paysages architecturaux pour le moins énigmatiques qui rappellent des lieux sacrés.

En examinant ici le parcours de Paul Béliveau, nous constatons maintes récurrences dans son approche. Or, ces incessants retours ne signifient nullement des reculs ou des régressions. Un peu à la manière d’une planète décrivant des ellipses autour d’un astre, il s’agit plutôt de révolutions. De cette manière, le peintre creuse sans cesse ses champs d’intérêt afin de les pénétrer toujours plus profondément.

En 1989, Paul Béliveau amorce ainsi sa suite Les demeures où sa disposition à combiner les images revient en force. Par de telles mises en relation, il cherche à transformer notre perception usuelle des choses: “L’art a pour fonction de changer le sens commun de la réalité selon un effort particulier de mise en contexte”, souligne-t-il d’ailleurs à ce sujet.

L’ensemble précédent culmine bientôt dans une autre série, Opus Incertum, qui, à maints égards, intègre tout en réduisant à sa plus simple expression ses approches antérieures. Cependant, il s’avère que c’est avec la série Les apparences, commencée deux ans plus tard, qu’il parvient véritablement à la synthèse recherchée : “C’est en 1992 que mon travail a pris tout son sens. Il me semblait avoir trouvé une façon parfaite de combiner dans mon oeuvre mes recherches des quinze dernières années.” En multipliant, selon un travail quasi rituel, des centaines de portraits miniatures d’individus associés au monde de la création, Paul Béliveau mêle intimement le temps et ses corollaires à l’histoire, la culture et l’art. D’une manière à peine voilée, l’artiste ne cesse ainsi de manifester son “culte de la culture, comme il le dit si bien lui-même.

Peintes en grisaille transparente sur des bases de béton, ces personnages décédés ou vivants, célèbres ou inconnus, se présentent à nos yeux comme les témoins manifestes de l’humanité dans sa relation avec le temps. De surcoît, en suggérant par sa peinture monochrome la photographie ancienne, il dessine l’existence en tant que durée fragile et éphémère.

La façon dont l’artiste présente et dispose cette galerie de portraits, notamment en conjuguant les visages à des architectures industrielles aux formes organiques, marque de façon métaphorique autant la présence que l’absence des corps. Sa récente série Les hommages et sa dernière suite intitulée Les déplacements participent finalement de cette même volonté : prolonger l’oeuvre du temps.

LE TEMPS COMPOSÉ

“L’art me fut révélé par le livre, par la reproduction, me confie Paul Béliveau au terme de notre entretien. J’ai l’impression de ne rien créer. Je suis un peintre d’images. Je suis un artiste de bibliothèque. J’accumule des choses qui finissent par tomber dans un vase. Comme disait Jean-Paul Sartre à propos de lui-même, je ne suis qu’un homme fait de tous les hommes…”

De tels propos nous conduisent au fondement même de l’acte créateur. Par delà son rapport au temps, l’oeuvre de Béliveau constitue une vaste réflexion sur l’art et l’imaginaire. La nature particulière de ses pièces, où l’activité d’assemblage apparaît de manière notoire, illustre en effet l’un des traits les plus distinctifs du processus créatif.

“L’acte d’imagination consiste, dans tous les cas, parce qu’il est projection, en la reprise d’un passé, non point pour recommencer ce passé, mais au contraire pour le transfigurer.” (2) Cette définition de l’imaginaire ne saurait mieux décrire la démarche de Paul Béliveau. En intégrant ouvertement dans ses compositions une iconographie issue du passé, en procédant par citation et rétrospection, il révèle le phénomène de métamorphose sur lequel se fonde l’imaginaire.

Lorsque l’artiste combine à découvert des images toutes faites, lorsqu’il s’approprie, un peu à la manière d’un Warhol, une oeuvre préexistante, il ne copie ni ne pastiche. Il voit à formuler les emprunts et les citations de telle sorte qu’ils se manifestent sous un nouveau jour.

“L’art ne consiste pas en un objet, d’affirmer Paul Béliveau. Il ne s’agit pas uniquement d’un médium ou d’un dispositif. Faire de l’art, c’est mettre en contexte les éléments de manière à ce qu’ils nous fassent voir différemment une réalité. En somme, l’oeuvre d’art nous permet de vivre une expérience sous des aspects différents parce qu’elle rend possibles, par la voie de l’imaginaire, certains rapprochements entre des informations souvent éloignées les unes des autres.”

Par un travail de projection et de combinaison, Paul Béliveau cherche ainsi à transcender la réalité immédiate. Il tente de révéler l’existence d’un réel jusqu’alors indicible. Pareil au physicien qui travaille à dévoiler les principes constituants des phénomènes, l’artiste tâche d’atteindre l’essence cachée des choses.

MÉMOIRE VIVE

“L’édifice immense du souvenir”, que portent les odeurs et les saveurs chez Proust, s’érige sur un tumulus d’images chez Béliveau. Lorsque, par l’entremise de ces images, le peintre sollicite l’histoire et le passé, il interpelle, au delà de la question du temps, l’âme humaine et sa condition. Ainsi, son travail se présente comme un monument dédié à la mémoire de l’humanité.

Le passé, le présent, l’avenir… Le temps ne se manifeste qu’au regard d’une subjectivité; il n’existe qu’en relation avec une pensée qui le détermine. Comme chez l’écrivain, ce n’est pas le temps en soi qui fascine Béliveau, mais plutôt la manière dont il apparaît à la conscience.

LA FIN

N’a-t-on pas déjà dit que l’art, à l’instar de la mystique, est une lutte contre la mort ? L’un et l’autre ne se présentent-ils pas comme un combat pour l’éternité ?

Dany Quine, historien de l’art

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(1) José Ortega Y Gasset, tiré de : Hommage à Marcel Proust, La Nouvelle Revue Française, 1990 (1923), p. 271.
(2) Philippe Malrieu, La construction de l’imaginaire, Charles Dessart, 1967, p. 130.