Béliveau, rêveur de livres

Odile Tremblay 1 octobre 2016

J’ai chez moi une grande oeuvre horizontale, quasi monumentale, du peintre et graveur québécois Paul Béliveau. Il s’agit d’un travail d’artiste, giclée sur papier Arches, sur tirage photo, représentant deux dos de livres couchés sur fond noir : L’avalée des avalés et L’océantume de Réjean Ducharme, en leurs éditions Gallimard originales jaunies, écornées, avec un encadrement très moderne qui fait contraste. Le rouge du titre de L’avalée des avalés s’est affadi, désormais rosé et presque illisible, exactement comme sur le livre de 1966 trouvé dans une librairie d’occasion.

Le tableau témoigne du passage du temps sur des volumes aimés, relus, puis abandonnés par leur propriétaire : d’où leur position couchée. C’est du moins ma lecture de cette oeuvre-là, d’autant plus qu’elle participe à la série Vanitas de Béliveau, mise en branle en 2002, qui devait lui apporter la célébrité et trôner sur la soixantaine d’expositions solos consacrées à son oeuvre, ici et ailleurs.

Dans l’iconographie courante, les vanitas, ou vanités, depuis le Moyen Âge représentées sur natures mortes par un crâne et des objets abîmés — livres, globes, instruments de musique, etc. —, évoquent les plaisirs, les passions et les possessions éphémères de la vie, une fois leurs rayons tombés.

Quand le ministre de la Culture, Luc Fortin, a reconnu le mois dernier la parution de L’avalée des avalés comme un événement historique, j’ai levé les yeux en saluant sa représentation au mur. Mais je lui réserve mon grand coup de chapeau le 16 novembre prochain, lors du cinquantenaire de sa venue au monde.

Rares sont les peintres de livres aujourd’hui. Et quand j’ai trouvé à Paris, sur les quais, l’aquarelle plus naïve d’un artiste inconnu représentant des dos de volumes usés, je l’ai acquise aussi comme prise de guerre. Les objets communiquent parfois entre eux, du moins j’aime à le croire, et ce duo de bouquins encadrés, accrochés chacun de leur bord, doit échanger des confidences la nuit, en enjambant les bibliothèques de mon salon.

La galerie de Bellefeuille, qui vend à Montréal les oeuvres de Paul Béliveau sur l’avenue Greene, m’a envoyé l’autre jour une copie de ses dernières acryliques sur toile. Elles représentent des dos de livres encore, mais debout, colorés, pas jaunis, l’un mêlant des ouvrages sur Giacometti, Vermeer et Andy Warhol, l’autre en hommage au constructivisme russe, dont l’alliage des dos de livres sur ce thème compose un nouveau tableau de la même école.

Des images sur la Toile

De fil en aiguille, j’ai appelé l’artiste qui habite Québec, tout en étant représenté par des galeristes à New York, Montréal, Vancouver, Londres et Boston. Certains de ses montages hyperréalistes représentent des livres québécois, d’autres des livres plus pop américains, ou français. Souvent les langues, époques et origines s’y mélangent, et on ne s’étonne pas de trouver Les fables de La Fontaine accouplées à The Jungle Book de Rudyard Kipling ainsi qu’à des ouvrages sur Pinocchio ou Bugs Bunny.

Mis à part ses oeuvres conçues à partir de tirages photos, Paul Béliveau dit ne pas représenter de vrais livres. Il joue avec les images trouvées sur la Toile, les retravaille en effet flash sur diverses tonalités chromatiques, et les dos des ouvrages côte à côte finissent par ressembler à des couvertures. Paul Béliveau m’assure ne pas se lasser des livres, compagnons d’une vie entière.

« J’aime créer des liens entre eux et autre chose, dit-il. En mettant côte à côte des moments de silence et des moments colorés. »

Il me parle d’oeuvres de sa série Les humanités, exposées à partir du 8 octobre au Musée des beaux-arts de Sherbrooke. Plusieurs abordent les grands legs architecturaux de l’humanité, menacés et détruits par les guerres à Palmyre, à Alep ou ailleurs. Il y présente aussi deux autodafés, pile de volumes à la tranche et au dos brûlés, dont on ne peut plus deviner le contenu. Ces livres y deviennent doublement « vanitas ». « Un hommage à la culture qu’on tente de tuer », résume l’artiste. On évoque le roman d’anticipation Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, porté à l’écran par Truffaut, d’une actualité troublante.

De mélancolie et de métamorphoses

« Au XIXe siècle et au début du XXe, rappelle-t-il, représenter des livres était encore courant. » Et d’évoquer les peintres de genre, si friands d’objets, les natures mortes d’Ozias Leduc, qui les prenait pour thème parfois sur une tablette.

« Ils symbolisent la connaissance, le savoir. Moi, je ne tenais pas à exprimer des livres penchés. Ça leur donne un côté fané. Je travaille par citations, par appropriations, en me basant sur le renom d’un artiste, sur les souvenirs, les objets dotés d’un bagage culturel », explique Paul Béliveau.

La contre-culture est au rendez-vous de ses thèmes, les années fleurs de San Francisco, le jazz, Warhol et ses acolytes, les folles décennies 60 et 70, avec des percées vers les titres anciens traitant en général de philosophie et d’arts visuels.

Il s’avoue proustien, pour la beauté de la langue de l’auteur de La recherche. Les tableaux de Paul Béliveau sont aussi des madeleines qui ouvrent leurs portes sur le temps perdu. « C’est sûr qu’ils envoient un signal de mélancolie, de nostalgie de l’objet que j’ai tenu entre les mains, convient-il. Bien sûr que le livre est menacé. Mais il y a aussi un côté festif à jouer avec lui. L’usure du temps est utilisée comme un élément de création. »

Ironie du sort ou nouvelle empreinte gravée sur son palimpseste, l’écran a pris la place des livres dans sa recherche iconographique. Au départ, il s’alimentait à trois ou quatre bibliothèques, mais ne s’y rend plus guère. « Je vais sur Google, avoue-t-il. Quand j’ai commencé ma série il y a vingt ans, on ne trouvait rien. Aujourd’hui, la qualité, la résolution des images sont merveilleuses. L’impression numérique fut une libération pour moi. Plus besoin de sortir de mon atelier. L’information est là, prête à toutes les métamorphoses. »
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