DIMANCHE TOUS LES JOURS

Propos recueillis par Dany Quine, 2005

En sirotant un riesling aux reflets d’or vert, avec en fond sonore des lieder de Schubert, dont sa fameuse Truite , Paul Béliveau me raconte avec sa verve habituelle l’origine de sa passion pour la peinture. Du même souffle, j’apprendrai pourquoi cette obsession des livres, des mots et des lettres.

PAUL BÉLIVEAU : Je dis sans cesse que je suis venu à l’art par les livres. À vrai dire, le livre et l’art sont venus à moi par l’intermédiaire de l’un des mes oncles qui a toujours eu un grand intérêt pour la peinture… Il a bien su me ferrer; je fus certainement sa plus grosse prise!

DANY QUINE : Sa plus grosse prise?

P.B. : Mon oncle était un grand pêcheur à la mouche. Parfois, il m’amenait, en compagnie de mon père et de mes cousins, taquiner la truite le long des rivières… J’entends encore le tumulte et l’effervescence de l’onde dont le clapotement me rappelle toujours d’inextinguibles rires. Je revois encore ce torrent vif et limpide roucouler entre les cailloux et mon oncle fouetter la surface de l’eau… Lorsque j’y repense, c’est lui qui, en quelque sorte, m’a accroché à l’art…

D.Q. : Avec quel appât est-il parvenu à te ferrer?

P. B. : Parfois, sans doute pour se faire pardonner de ne pas m’amener avec lui à la pêche, mon oncle me prêtait ses livres, de beaux ouvrages sur l’art des grands peintres de la collection Time Life; c’est avec ces bouquins qu’il m’a attrapé! Fasciné, je tournais et retournais les pages de ces biographies en goûtant avec délice chacun des tableaux qui y étaient reproduits… Aujourd’hui, mon oncle ignore probablement que c’est grâce à lui, du moins en partie, que je suis devenu peintre.

D.Q. : Pourquoi ignore-t-il le rôle déterminant qu’il a pu avoir sur ta carrière?

P. B. : Malheureusement, il souffre aujourd’hui de la maladie d’Alzheimer; les affres du temps auront eu raison de sa mémoire de sorte qu’il ne se souvient ni de la pêche ni des livres ni même de mon existence. L’âge l’a rattrapé si bien qu’il se trouve désormais plongé dans son enfance…

D. Q. : Curieux paradoxe que la vieillesse puisse parfois nous rapprocher ainsi de notre enfance… Or, c’est donc à ton oncle que tu doives à la fois ton intérêt pour la peinture et pour les thèmes du livre et de la citation.

P. B. : Je dois aussi tout cela à mon père… À l’instar de mon oncle, mon père a toujours cultivé une grande passion pour la lecture et l’histoire. Bien qu’il soit pratiquement aussi âgé que mon oncle, il possède une mémoire étonnante! Il n’est pas rare qu’il se mette à me raconter avec moult détails la vie de grands personnages. À cet égard, il adore Victor Hugo. Je me souviens d’ailleurs lui avoir rapporté de Paris un roman de Victor Hugo déniché chez un bouquiniste de la Seine situé juste à côté de la cathédrale Notre-Dame de Paris… Moi, je préfère Rimbaud, Baudelaire, et Proust surtout. Quoi qu’il en soit, mon intérêt pour la lecture je le dois à mon père.

D. Q. : À voir ta peinture et ton atelier, dont l’un des murs est littéralement tapissé de bouquins, il serait surprenant que tu ne sois pas un passionné de lecture!

P. B. : Je lis beaucoup, il est vrai, mais ma façon de lire n’est toutefois pas très orthodoxe…

D.Q. : Ah oui!? Pourquoi?

P.B. : Je lis en quelque sorte par fragments. Souvent, je saute des pages, je commence par le milieu ou même par la fin; et parfois je ne termine pas la lecture des bouquins que j’ai entamés. En somme, j’adhère aux préceptes que Daniel Pennac édictait dans son ouvrage Comme un roman où la liberté du lecteur était promulguée.

D.Q. : Outre Pennac, Rimbaud, Baudelaire et Proust, quels auteurs affectionnes-tu plus particulièrement?

P.B. : J’aime bien les classiques, comme ces derniers, mais j’avoue que je m’intéresse peut-être davantage aux livres d’histoire et aux biographies.

D.Q. : Ça explique peut-être ton attrait pour la citation dans ta peinture.

P.B. : Oui, sans doute en partie, mais mon intérêt pour le livre transcende le contenu des ouvrages. Je les collectionne, les empile, les photographie, les peints, les invente même… En fait, c’est le livre dans sa totalité, dans son essence pourrais-je dire, qui m’enthousiasme; je considère cet objet extrêmement signifiant… J’éprouve énormément de plaisir à parcourir les bibliothèques ou les librairies d’occasion, à toucher le cuir usé, à examiner le papier jaunis, les couvertures défraîchies et les dédicaces que l’on retrouve parfois sur les pages de garde… Lorsque je tiens un vieux livre entre mes mains, j’ai l’impression d’avoir un morceau d’histoire entre les doigts. Par exemple, j’ai dans la bibliothèque de mon atelier un livre de Bossuet édité en 1815 à Paris. Or, j’aime imaginer ce livre fraîchement sorti des presses prendre place sur l’étagère d’une librairie de la Ville lumière alors que, dans la rue, on assistait au même moment à la chute de Napoléon!… Aussi, l’odeur de l’encre m’enivre et je trouve tellement saisissant la vue de ces lettres imprimées que le temps efface petit à petit. Incidemment, je nourris une passion toute particulière pour la typographie, et c’est sans doute grâce à mon père également.

D. Q. : Ton père fut typographe?

P. B. : Curieux de nature et incapable de demeurer en place, mon père a pratiqué à peu près tous les métiers : comptable, inspecteur, plombier, et même boucher! Or, lorsqu’il était boucher, il s’occupait aussi de réaliser les affiches annonçant les spéciaux de la semaine. Ainsi, le soir à la maison, il s’appliquait parfois à peindre sur de grands rouleaux de papier ces publicités. Je l’imagine encore installé sur la table de la cuisine, avec sa règle, son crayon de plomb en main ou accroché à l’oreille et ses pots de gouache rouge et noire en train de tracer avec soin quantité de lettres et de chiffres. J’étais complètement ébahit de voir soudainement le papier prendre vie sous sa main habile… Ça, c’était avant que mon oncle m’« attrape à la mouche »! C’était avant la télévision en couleurs… À cette époque, Boum Boum Geoffrion et Henri Richard s’échappaient sur la glace du forum de Montréal – son grand frère Maurice ne jouait plus – tandis que moi, loin de souhaiter enfiler la Sainte Flanelle, je regardais glisser la main de mon père sur le papier glacé et rêvais de pouvoir en faire autant… jusqu’au jour où il me permit de remplir de gouache les lettres qu’il avait tracées! Je m’en souviens très bien; il fallait avoir complété le travail avant le match de Hockey des Canadiens, télédiffusé à 20h; mais j’étais si absorbé… J’entends encore la voix de René Lecavalier commenter la première mise au jeu alors que je n’ai pas encore terminé le lettrage ni même eut le temps de prendre mon bain… Ce n’était pas grave. Il y avait déjà un Béliveau célèbre dans ce sport, et ce ne serait pas moi. Je préférais étendre patiemment la gouache sur le papier blanc, ma glace à moi…Mon père pouvait aller prendre une pause! J’allais m’occuper de finir le travail; il n’y avait que ça qui comptait. C’est fou comment on peut être absorbé quand on aime quelque chose!

D. Q. : Il faut beaucoup de patience, de minutie et de persévérance pour réaliser des tâches semblables; ça me semble inusité pour un enfant, non? C’est également de ton père que tu tiens cela?

P. B. : Cette patience et cette persévérance furent certainement héritées de ma mère, laquelle a toujours fait preuve de beaucoup de ténacité; son amour était inconditionnel et elle ne désirait que le bien-être et le bonheur de sa famille. Je l’entends encore me dire que je devrais être graphiste plutôt que peintre, car un graphiste gagne mieux sa vie qu’un peintre; la peinture, je pourrais toujours la pratiquer par temps perdu, comme le dimanche, me proposait-elle. Sans lui dire, j’ai néanmoins décidé que ce serait dimanche tous les jours…

D. Q. : Tu as donc décidé de te faire peintre sans l’assentiment de ta mère.

P. B. : Oui, mais elle a évidemment fini par m’appuyer dans ma démarche; elle me faisait confiance… Pendant toutes ces années d’apprentissage, et encore aujourd’hui, la confiance, la patience et la ténacité de ma mère me furent des plus précieuses; malgré ses yeux fatigués, le regard de ma mère demeure sans doute ce dont j’ai le plus besoin pour continuer, parce que ces yeux là, c’est de l’amour inconditionnel, et l’art est pour moi inconditionnel comme les yeux de ma mère…

Aujourd’hui, ma mère se penche sur mes tableaux, mais ne les voit plus très bien en raison d’une dégénérescence maculaire… Mon père a une canne, mais ce n’est plus pour moucher… Mon oncle a sans doute perdu souvenance du mouvement ample et précis qu’il devait effectuer pour faire voltiger l’appât au-dessus du courant. Quant à moi, je ne parcours sans doute plus les grèves avec le même entrain qu’il y a quarante ans. Néanmoins, je crois savoir ce qu’est la pêche à la mouche…

D. Q. : Ah oui? Qu’est-ce que la pêche à la mouche?

P. B. : C’est comme la peinture. C’est comme l’amour. C’est comme la vie. Pêcher à la mouche, c’est fait de grandes attentes, d’espoirs et de rêves. Mais un jour, tandis qu’on ne s’y attend pas, voilà une touche, et deux, et trois! Alors, frénétiquement, nous ramenons à soi la vie que nous étreignons, conservons un instant, puis relâchons… et tout continue. La vie, c’est l’onde qui dévale entre les sapins, se faufile parmi les rochers et se perd dans la vallée, plus bas. C’est le lit des rivières qui, sans cesse, se renouvelle. C’est toi, c’est moi et les autres. C’est mon père. C’est ma mère. C’est mon oncle…